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Agrippa d'Aubigné : L'oeuvre

Sa poésie est nourrie par " l’obsession du sang et de la mort, le heurt constant des images violentes [ …], le climat de la guerre civile "(Baïlbé) dés Le Printemps mais avec Les Tragiques, elle se fait encore plus sombre et grave, loin de Ronsard, son premier modèle.

Les Tragiques naissent des événements de 1572. Agrippa d’Aubigné n’était pourtant pas à Paris le 24 août 1572, ainsi écrit-il dans Sa vie à ses enfants 1

" Servant de second à un sien ami en un combat prés de la place Maubert, il blessa un Sergent qui le vouloit prendre : ce qui lui fit quitter Paris et la Saint-Barthélemy fut trois jours après "

Victime d’une tentative de meurtre peu après, à Talcy, il est blessé gravement et souffrira une véritable agonie qu’il lie au destin tragique de ses frères de religion et se doit dés lors de prendre la parole pour les victimes des massacres.

" Tu m’as donné la voix, je te louërai, mon Dieu,
Je chanteray ton los et ta force au milieu
De tes sacrés parvis, je feray tes merveilles,
Ta deffence et tes coups retentir aux oreilles
Des Princes de la terre, et si le peuple bas
Sçaura par moy comment les tyrans tu abas. "2

Comme l’explique Lestringant, " d’Aubigné peut devenir le témoin prophétique des malheurs qu’il n’a pas vus et dont les circonstances d’une jeunesse agitée l’ont fortuitement écarté. "

Son jeune âge lors des événements de 1572, il n ‘a que vingt ans, comme le sentiment de la " cause " que lui a inculqué son père, créent l’aspect polémique des Tragiques, œuvre profondément engagée. D’autres auteurs ont écrit sur l’événement, Brantôme, Lestoile, Montluc, d’Aubigné lui-même a décrit la Saint-Barthélemy dans L’Histoire universelle mais il faut regarder son témoignage à la mesure de sa passion, qui est un élément essentiel du passage qui nous intéresse dans Les Tragiques, " Les Fers ", v765 à 1018. Catholiques modérés, ultra-catholiques et protestants ont présenté des points de vue différents des massacres. Du côté protestant, un grand nombre de pamphlets, poèmes et libelles ont été composés dans les années qui ont suivi et " tous voient dans la Saint-Barthélemy un crime politique, voulu et élaboré par le roi Charles IX et sa mère Catherine. " 3 parmi eux, " seul d’Aubigné semble avoir perçu cette passion anti-huguenot [de la foule parisienne]mais, comme ses coreligionnaires, il préfère accuser la Reine-Mère et le roi car personnaliser la haine, c’est aussi l’aviver puisqu’on ne peut haïr tout un peuple. "

Ainsi le texte peint-il Charles IX, selon une anecdote qui n’est pas attestée, tirant d’une fenêtre du Louvre sur les protestants se noyant dans la Seine :

" Ce roy, non juste roy, mais juste harquebusier,
Giboyoit aux passans trop tardifs à noyer !
Vantant ses coups heureux, il déteste, il renie
Pour se faire vanter à telle compagnie " v951-952

Il rappelle dans le début du passage, qui constitue un pamphlet dénonciateur, que François 1er a pourtant été délivré par ces mêmes protestants " de la crainte d’Espagne ", puis désigne Charles IX comme " parricide des lois ", référence à Coligny, véritable père pour le jeune roi : " On destruisoit les cœurs par qui les Rois sont Rois. " Ce sacrilège est d’autant plus terrible que Paris est, aux vers793-795, personnalisée en gardienne des lois, et que l’antithèse est reproduite plus loin quand c’est la cloche du palais de justice elle-même qui annonce le début des massacres. Charles IX est donc présenté comme instigateur et caution des massacres :

" Rien ne fut plus sacré quand on vit par le Roy
Les autels violés, les pleiges[garanties] de la foy. " v855-856

Il devient Sardanapale, du nom du tyran antique, ou Néron mettant le feu à Rome pendant que ses sujets sont au cirque, et ainsi d’Aubigné nous fait passer de l’horreur à l’indignation et de l’indignation au sarcasme : il est " ridé, hideux " la face marquée par " le dédain de sa fière grimace ". La Reine-Mère est fustigée de même :

" La mère avec son train hors du Louvre s’éloigne
Veut jouir de ses fruicts, estimer la besogne. " v957-958

La suite de la Reine-Mére n’est pas épargnée puisque l’escadron volant est montré " Bouffonnant salement sur leurs infirmités ", là encore, l’auteur reprend une anecdote selon laquelle les femmes cherchaient à trouver les traces de l’impuissance de tel ou tel prince protestant. Le sarcasme et l’indignation se croisent ici pour ridiculiser cette cour dévoyée.

Véhément, l’auteur montre donc du doigt la traîtrise de la cour dans son ensemble, il crée un tableau tragique, au sens théâtral du terme, dont les références historiques (Néron, Sardanapale) mythologiques (Libitine, la déesse de la mort) nourrissent le style sublime. Le but est d’inscrire ces images dans la mémoire du destinataire et d’Aubigné crée de véritables électrochocs à cet effet par ces scènes d’une violence noire. Des trois principes de la rhétorique classique, docere : instruire, delectare : plaire et movere : émouvoir, il choisit le dernier : " Nous sommes ennuyés de livres qui enseignent, donnez-nous en pour esmouvoir " écrit-il dans la préface " Aux lecteurs ".

Pour atteindre ce but, d’Aubigné utilise différents procédés et en particulier exploite les références au théâtre antique. Ainsi les vers 767 à 786 s’inspirent-ils du Thyeste de Sénèque, pièce qui raconte comment Thyeste fit dévorer à son frère Atrée ses propres enfants. Devant une telle horreur, le ciel se révulsa et refusa de se lever. Dans le texte des Tragiques, de la même façon, l’aube comme le jour tremble devant ce spectacle proprement infernal (voir la référence à Satan au vers 787) et le jour ne se lève que couvert de nuages. L’aube se vêt de cramoisi qui dès lors devient la couleur de cette journée sanglante, vers 840, 862, 880, 895.

Plus loin, une autre référence, cette fois à L’Eunuque de Térence au vers 956, crée une toute autre image. On est cette fois dans le sarcasme puisque les personnages cités sont des " types " comiques comme ceux de la commedia dell’arte et que leur présence fustige le roi et ses actions :

" Vantant ses coups heureux il déteste, il renie
Pour se faire vanter à telle compagnie.
On voyoit par l’orchestre, en tragique saison,
Des comiques Gnatons, des Taïs, un Trazon. " vers 953-956

Le terme de " tragique ", crée le paradoxe, car il ne s’agit pas du chœur de vénérables vieillards que l’on trouve habituellement dans la tragédie grecque et qui représente une sorte de caution pour le personnage central, mais de la lie de la société, Gnaton, Taïs et Trazon étant respectivement un parasite, une courtisane et un soldat fanfaron. Ici la référence est donc bien différente mais elle revêt le même usage, créer des sentiments forts chez le lecteur et dénoncer ainsi le pouvoir royal. Derrière ces images et anecdotes transparaît un discours politique très critique. Elles permettent par des périphrases et des comparaisons de raconter les faits tout en les commentant.

Ainsi la chambre de la reine Margot, Marguerite de Navarre, dont le mariage avec le futur Henri IV vient d’être célébré (ce qui explique la présence de tant de huguenots à Paris) est désignée par la périphrase : " le nid du faux amour ", façon pour l’auteur de montrer le faux-semblant que constitue cette union entre Marguerite et Henri comme entre catholiques et protestants.

L’auteur, de la même façon, raconte l’assassinat de Coligny qui est ici désigné comme un Caton martyr, Caton étant traditionnellement la figure du sage à Rome. Une nouvelle anecdote est alors employée selon laquelle sa tête fut envoyée au Pape, et cela permet à d’Aubigné de fustiger la complicité du Pape et du roi quant au massacre. C’est toute la politique royale qui est montrée du doigt et en particulier la façon dont Charles IX se serait emparé de la question religieuse pour désigner au peuple un bouc-émissaire. L’église ayant condamnés les huguenots comme hérétiques, l’appel au meurtre permet au roi de détourner son peuple d’une révolte contre les véritables responsables de la misère. C’est là qu’intervient l’image de Néron qui détourna l’attention de l’incendie en offrant les chrétiens comme martyrs à la plèbe : " Par les pleurs des martyrs il appaisa les pleurs / Des Romains abusés ". De la même manière, les protestants " servent d’hostie, injustes sacrifices / Dont il faut expier de nos Princes les vices ".

 

Au-delà d’une simple peinture des événements, ce passage des Tragiques exprime les pensées politiques de leur auteur, qui est ici le porte-parole de la cause. Les tableaux ne se contentent pas d’émouvoir, movere, ils permettent aussi d’enseigner, docere, et de graver de façon presque indélébile cette évocation de la Saint-Barthélemy. D’Aubigné est un nouveau Job, qui a eu la révélation de la majesté incompréhensible de Dieu et qui doit croire et adorer dans l’épreuve. Porte-parole des protestants, il dénonce la traîtrise du roi et de la cour, obéit ainsi aux dernières volontés de son père et expie dans un même mouvement son absence lors du massacre. Pour conclure, ce passage est, plus qu’un simple témoignage, un pamphlet contre le pouvoir catholique.