De tous temps, la littérature s'est nourrie de récits occultes, de légendes, de contes faisant intervenir la magie, le surnaturel, l'étrange. Au Moyen-Age, on parle de "merveilleux" parfois lié aux questions religieuses, comme dans Merlin de Boron, où se mêle légendes du roi Arthur et imaginaire chrétien, on parle d'ailleurs de "merveilleux chrétien". D'ailleurs cette matière sera reprise par Perrault dans ses contes de fées au XVIIe siècle. Mais la grande différence entre le merveilleux et le fantastique, qui n'apparaît qu'à la fin du XVIIIe avec l'ère industrielle, vient du fait que dans les récits merveilleux, le surnaturel et l'irrationnel sont d'emblée acceptés par le narrateur et les personnages. Alice au pays des merveilles, Le Petit prince appartiennent au domaine du merveilleux.
Dans le fantastique, au contraire, une perturbation irrationnelle apparaît soudain dans la réalité quotidienne, et le doute, l'inquiétude persiste tout au long du récit quant à la nature de cette perturbation. Pour se saisir d'un exemple récent, Les Oiseaux d'Hitchcock, tiré d'une nouvelle de Daphné du Maurier, on ne sait jamais réellement ce que font tous ces oiseaux là, ce rassemblement semble surnaturel et cependant aucune explication n'est fournie.
Jean Bellemin-Noël, dans son Histoire littéraire de France, définit le fantastique ainsi : "Le fantastique vit d'ambiguïté. [...]En lui, le réel et l'imaginaire doivent se rencontrer, voire se contaminer ; de plus, contrairement à tant d'autres fictions, il n'exige à ses mystères aucun éclaircissement, même s'il refuse toute solution rationnelle ou technique.", on peut parler aussi, selon les mots de Nerval de "l'épanchement du songe dans la vie réelle."
Si les journalistes parlent aujourd'hui de fantastique à tout va, il faut donc, avant de s'y intéresser plus avant, garder à l'esprit cette différence essentielle entre fantastique et merveilleux. Il ne suffit pas qu'il y ait du surnaturel dans un récit pour que celui-ci puisse être qualifié de fantastique. Il faut que le lecteur ou le spectateur doute toujours de la réalité des événements ou des êtres mis en scène sans pouvoir à aucun moment affirmer qu'il se soit vraiment passé quelque chose de surnaturel. Au XXe siècle, des auteurs comme Lovecraft ou Stephen King chercheront ouvertement à effrayer leurs lecteurs mais un siècle plus tôt en France, les auteurs préfèrent inquiéter, troubler, angoisser leur public sans jamais basculer dans l'effroi, la limite est posée.
"Le récit fantastique exprime l'angoisse et le doute du personnage, au moyen de l'indécision de perceptions et de la suspension des significations trop nettes. Celles-ci amènent le lecteur à éprouver un sentiment semblable à celui des personnages, qui peut aller de l'ambivalence devant des interprétations contradictoires jusqu'à une radicale indétermination."2
Pour troubler, nul besoin donc de créatures terrifiantes ou de manifestations tapageuses du surnaturel, le doute porte sur de petits objets comme la longue-vue de "L'Homme au sable" d'Hoffmann par exemple, ou sur la nature trouble de certains personnages : d'apparence humaine, des fées ou des sylphides apparaissent dans une réalité dont on n'est jamais sûr qu'elle n'est pas un rêve. Ce qui est angoissant, ce n'est pas l'existence de l'objet ou de l'être surnaturel mais le doute lui-même, l'indétermination qui en découle.
Cette définition que nous proposons d'adopter pour le fantastique français du XIXe ne serait pas forcément pertinente pour l'ensemble de la littérature fantastique : il est difficile, avec ces genres nouvellement étudiés (depuis une cinquantaine d'années pour le fantastique) d'être trop affirmatifs sans limiter sa vision.
Naissance du fantastique européen
Selon les auteurs critiques, on peut faire remonter l'apparition du fantastique à différentes époques, selon qu'on le définit plus ou moins strictement mais les premiers récits où se mêlent de façon étrange le rêve et la réalité, le surnaturel et le naturel, datent du XVIIIe siècle, en France avec Cazotte mais surtout en Grande-Bretagne avec le roman noir, le roman gothique et enfin, à la toute fin du XVIIIe, Frankenstein de Mary Shelley. Nous n'aborderons qu'ensuite l'Allemagne et les Contes d'Hoffmann.
En France, la première apparition du fantastique s'illustre donc à travers l'oeuvre de Cazotte (1720-1792), Le diable amoureux. Cet auteur peut être considéré, avec ce court roman, comme le créateur du genre, quoique l'ambiance surnaturelle y soit peu développée, l'auteur n'a en effet aucune intention de susciter la peur ou l'angoisse chez ses lecteurs comme ce pourra être le cas plus tard. L'intérêt pour lui est l'histoire d'amour de son jeune héros avec une sylphide, Biondetta, dont on ne saura jamais s'il s'agissait d'une créature de songes ou d'une véritable jeune fille. L'auteur se concentre donc sur la peinture psychologique des sentiments du jeune homme. Cazotte influencera cependant fortement Nodier, quelques décennies plus tard.
Dans la seconde moitié du XVIIIe, le roman gothique et ses apparitions surnaturelles se développe en Grande-Bretagne. Ce genre nouveau semble être une réaction au réalisme effréné des romanciers de l'époque (Daniel Defoe et son Robinson Crusoë par exemple) et en 1764, Walpole fait paraître Le Château d'Otrante, que suivront les oeuvres d'Ann Radcliffe et Le Moine de Lewis. "Le roman gothique développe dans le public un goût pour des apparitions horrifiantes et des mises en scène paroxystiques."3 Spectres, fantômes, créatures éthérées se croisent dans ces romans et c'est surtout l'ambiance inquiétante, les décors sombres qui permettent de faire du roman gothique la préhistoire du genre fantastique.
A la limite des XVIIIe et XIXe siècles, parait Frankenstein, le chef d'oeuvre de Mary Shelley, épouse du poète Percy Shelley et belle-soeur de Byron chez qui nous trouvons aussi ces atmosphères inquiétantes. La naissance du fantastique est inséparable de celle du romantisme dans une oeuvre comme celle-ci tout comme dans celles d'Hoffmann. La création et la vie du monstre sont surtout l'occasion de réflexions sur la nature humaine. Le monstre, que nous connaissons si bien aujourd'hui, est un être effrayant, il est vrai, mais surtout il est plein de dégoût pour sa propre existence, ce qui le pousse au crime. Ses pérégrinations et celles de son créateur à sa poursuite sont l'occasion de descriptions magnifiques des Alpes ou des contrées glacées du Nord. La peur est bien présente et même l'effroi à certains moments mais ici comme chez Cazotte, l'existence d'un être surnaturel est surtout l'occasion de présenter l'humanité sous un nouveau point de vue et de la mettre en question. Si l'ambiance de ce roman annonce celles des productions fantastiques françaises, on ne peut cependant pas ériger Frankenstein comme monument représentatif du fantastique. C'est dans la forme courte du conte, et cela chez Hoffmann que nous allons trouver le véritable modèle du fantastique français du XIXe.
Le fantastique en Europe : d'Hoffmann à Nodier
"Si l'on se refuse souvent à voir dans le roman gothique l'origine du fantastique, c'est parce que l'apparition ainsi que la définition du fantastique sont, en France, traditionnellement attachées à l'oeuvre d'Hoffmann."4 Auteur d'un grand nombre de contes dont le plus célèbre est "L'Homme au sable", E.T.A. Hoffmann est surtout un romantique. Et c'est aussi ce titre qui explique l'influence immense qu'il eut en France, surtout après que Madame de Staël eut publié De L'Allemagne, en 1810, un ouvrage consacré aux auteurs germaniques. Les Allemands sont en effet engagés dans l'exploration du monde de la rêverie et Hoffmann avec ses figures d'automate étrangement doué de vie, de miroir ou de chanteuse à la voix miraculeuse les représentent très bien.
La question du double, la présence du diable brouille la frontière instable entre rêve et réalité. Du point de vue stylistique, cela se traduit par des modifications permanentes de points de vue, grâce aux artifices des lettres ou manuscrits de différentes sources. Ainsi, le lecteur navigue entre des points de vue réalistes, objectifs de personnages secondaires et le point de vue du héros principal qui dans le cas de "L'Homme au sable", sombre peu à peu dans la folie. Cela crée une atmosphère des plus inquiétantes et l'on ne sait jamais dans quelle mesure la crise de la subjectivité du personnage transforme le réel. On comprend alors mieux pourquoi Freud s'est emparé de cette nouvelle pour ses travaux psychanalytiques sur "l'inquiétante étrangeté".
A partir de 1829, date de la première publication des Contes d'Hoffmann en français, l'auteur allemand va avoir une influence énorme sur les Français et suscite un grand engouement qui se traduit par la publication croissante d'œuvres fantastiques de tous types. Ce n'est qu'après la découverte d'Edgar Allan Poe par Baudelaire, dans les années 1860, que faiblit cette adulation, qui aura tout de même duré 30 ans. D'autant qu'Hoffmann ne sera pas oublié par la suite : Offenbach met ainsi les Contes en musique dans les années 1880. Balzac, Gautier, Mérimée et même Alexandre Dumas furent touchés par cette influence hoffmanienne ce qui fait du fantastique une expression littéraire dominante.
Autre événement important, un an plus tard, en novembre 1830 : Nodier, qui lui s'est déjà affirmé dans ce genre, fait paraître, dans la Revue de Paris, un article sans précédent sur ce qui sera dés lors dénommé officiellement le fantastique, il est intitulé "Du fantastique en littérature". Ce type de littérature y est présenté comme un refuge, un recours contre "les repoussantes réalités du monde vrai", et en effet, nous l'avons vu, son apparition correspond aux débuts de la société industrielle, et donc au moment où le règne de la raison s'impose à tous grâce aux progrès immenses de la science.
Castex5, observe ainsi à propos de Nodier, "l'univers fantastique offre un refuge à tous ceux que déçoit et décourage le siècle nouveau ; il englobe toutes ces contrées où l'imagination des poètes s'aventure, loin des contraintes qu'imposent la raison, l'expérience commune, les moeurs, les règles de l'art ; il répond, en somme, aux impatiences et aux exigences de la génération romantique."
Que ce soit Nodier qui publie cet article n'est pas étonnant quand on sait que c'est lui, qui dés 1821, publie le premier conte fantastique en France, Smarra, rapidement suivi de Trilby en 1822. "[Le fantastique] est l'art de parler à notre imagination en la ramenant vers les premières émotions de la vie, en réveillant autour d'elle jusqu'à ces redoutables superstitions de l'enfance que la raison des peuples perfectionnés a réduites aux proportions du ridicule.6"
Considéré comme le chef-d'oeuvre de Nodier, ce conte imprégné de mysticisme et de poésie répond au principe selon lequel nous sommes perpétuellement entre deux mondes.
Le fantastique en europe : de Gautier à Maupassant
Dans le sillage de Nodier, d'abord, puis d'Hoffmann, le fantastique s'est donc développé partout, aussi bien en littérature, puisque outre les auteurs dont nous avons parlé, de nombreux contes d'écrivains moins célèbres s'épanouissent dans les revues, qu'en musique et en peinture. Après 1832 cependant, date à laquelle Nodier publie la Fée aux miettes, c'est un nouveau type de fantastique qui se développe, les récits s'inscrivent plus profondément dans le réel et ne constituent plus tant une échappatoire que la mise en question d'une réalité décevante.
Théophile Gautier (1811-1872), surtout connu pour Le Capitaine Fracasse, qui a obtenu un gros succès en 1863 ou Emaux et camées, a aussi été dans sa jeunesse un auteur fantastique prolifique. Ainsi a-t-il écrit de nombreuses nouvelles fantastiques avec comme thème principal "celui de l'amour rétrospectif, tendant à faire revenir par tout moyens, ceux du rêve, de la rêverie, du magnétisme ou du spiritisme, une morte d'autrefois"7 . Nous sommes donc toujours dans cet étrange rapport entre le rêve et la réalité, ce mélange assez angoissant de réalisme et de surnaturel. A travers ses nouvelles, Gautier utilise l'histoire pour créer un univers à part en s'attachant à des périodes phares : l'Egypte ancienne, la Rome antique, la Renaissance italienne, dont il sait utiliser l'ambiance particulière pour faire basculer le lecteur du réel dans le rêve, à la recherche de la femme merveilleuse, pure expression de la beauté. Le pouvoir du désir seul fait revenir l'aimée disparue et cette fuite hors de la réalité permet un amour sans contraintes. Mais cet amour qui défie le temps et la mort est illusoire et la compensation fantasmatique finit par devenir frustration si elle ne sombre pas l'horreur. On retrouve ces schémas chez d'autres auteurs que Gautier, en particulier Edgar Poe et Villiers de l'Isle-Adam (Véra, L'Eve future).
Mérimée est, lui, surtout connu pour ses récits fantastiques et parmi eux La Vénus d'Ille. On lui a beaucoup reproché son art de la mesure et il est vrai qu'il est plus précis, plus carré, plus clair que Nodier. Les limites du surnaturel sont mieux circonscrites chez lui mais il n'en garde cependant pas le moins angoissant, au contraire, c'est peut-être lui qui soulève le plus efficacement chez ses lecteurs le sentiment "d'inquiétante étrangeté" dont parlera Freud à propos d'Hoffmann.
"Nodier fait profession de croire ce qu'il conte ; Gautier construit esthétiquement une histoire; Balzac songe aux extraordinaires virtualités dont l'homme dispose; Mérimée doute."
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Voila la particularité de Mérimée, il laisse toujours peser le doute et quoiqu'il éclaire les manifestations surnaturelles de ses récits avec objectivité, aucune affirmation ne peut jamais être faite. C'est sûrement Mérimée qui correspond le mieux à la définition du fantastique que nous avons donné en préambule.
Enfin, pour finir ce tour de France sommaire9 du fantastique entre 1820 et 1885, parlons de Maupassant, sûrement le plus célèbre avec Poe :
"Chez Maupassant, en effet, l'irruption du surnaturel dans le quotidien, s'il inspire la terreur, met surtout en évidence la fragilité psychologique de l'être humain."
Pour finir, le plus intéressant est de laisser parler Maupassant lui-même, tant la qualité de son point de vue définit bien le fantastique à la fin du XIXe avant qu'au XXe ne se développe massivement le "fantastique de la présence" dans lequel le surnaturel se manifeste ouvertement. Lovecraft, Stephen King, Bram Stoker et son Dracula et à sa suite Ann Rice et le cycle d'Entretien avec un vampire méritent un article à eux seuls.
Guy de Maupassant, Chroniques, "Le Fantastique", 1883. : "Quand l'homme croyait sans hésitation, les écrivains fantastiques ne prenaient point de précautions pour dérouler leurs surprenantes histoires [...]Mais quand le doute eut pénétré enfin dans les esprits, l'art est devenu plus subtil. L'écrivain a cherché les nuances, a rôdé autour du surnaturel plutôt que d'y pénétrer. Il a trouvé des effets terribles en demeurant sur la limite du possible, en jetant les âmes dans l'hésitation, dans l'effarement. Le lecteur indécis ne savait plus, perdait pied comme une eau dont le fond manque à tout instant, se raccrochait brusquement au réel pour s'enfoncer tout aussitôt, et se débattre de nouveau dans une confusion pénible et enfiévrante comme un cauchemar."
En conclusion, il faut bien reconnaître que le fantastique en tant que genre ne se laisse pas facilement définir, et qu'il s'agit plus d'une notion littéraire dont des auteurs très différents se sont saisis à tour de rôle, pour refléter des angoisses et des peurs liées autant à leur personnalité qu'à des moments de l'histoire bien particuliers. Dans cette perspective, le fantastique est donc à envisager au cœur de toute la littérature de l'étrange, entre le merveilleux et la science-fiction, et surtout en rapport avec le septième art qui de sa naissance avec des films comme Metropolis ou Le Cabinet du docteur Caligari à aujourd'hui avec les adaptations cent fois renouvelées du mythe du vampire et de Frankenstein, s'est abreuvé de la littérature fantastique.