La tragédie grecque : une célébration publique
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Les tragédies grecques prennent ainsi leur essence dans un contexte de célébration publique. Elles étaient représentées dans le cadre de concours dramatiques en l’honneur de Dionysos, reconnu par les Grecs comme le dieu du théâtre : à l’origine, le mot tragédie désigne le " chant du bouc " que l’on sacrifiait au dieu. Trois grandes fêtes étaient organisées : les Lénéennes, les Dionysies rurales et les Dionysies urbaines ou " Grandes Dionysies ". Chacune correspondait à un type de célébration particulier, mais c’est surtout la dernière qui était de grande envergure et où la tragédie avait une part privilégiée. Elle participa à la renommée d’Athènes dans le monde grec.
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Les Grandes dionysies, voulues par Pisistrate, se déroulaient sur plusieurs jours et avaient lieu à la fin du mois de mars, c’est-à-dire à une période de renouveau de la nature et où Athènes voyait aussi revenir les voyageurs. Elles s’ouvraient, le premier jour, sur une grande procession solennelle en l’honneur de " Dionysos Eleuthereus ", ainsi nommé parce que la statue du Dieu était venue d’Eleuthères, ville qui passait pour être le lieu de naissance de Dionysos, dont on voir une représentation ci-contre. Toute la cité y participait, jusqu’aux prisonniers, qui étaient relâchés sous caution ! Des chants et des danses étaient organisés et il y avait même une procession de phallus, symbolisant les bienfaits de Dionysos… Enfin, un sacrifice de taureaux avait lieu, suivi de banquets. Durant les deuxièmes et troisième jours, un concours de dithyrambes ( poèmes lyriques à la louange de Dionysos) était organisé entre les chœurs d’hommes et de jeunes garçons des dix tribus de la cité. Enfin, au cours des quatre derniers jours, un concours dramatique avait lieu, se divisant en trois jours consacrés à la tragédie, suivis d’un dernier consacré à la comédie.
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La personne responsable des Grandes Dionysies, et plus particulièrement des concours dramatiques était un haut magistrat qui prenait le titre d’ " archonte éponyme ". Cette qualification est due au fait qu’il donnait son nom à l’année pendant laquelle il exerçait sa charge (éponyme signifie " qui donne son nom à ", tandis qu’un archonte désigne un magistrat). Il devait aussi choisir les participants au concours ainsi que tirer au sort les juges chargés de décerner les prix à la fin de l’événement. De plus, il devait désigner un chorège pour chaque poète : ce nom désignait un citoyen riche qui avait pour fonction d’assurer les frais d’entretien et de répétition du chœur. Il payait les masques, les costumes, les décors. Mais loin d’être perçu comme une charge financière, le fait d’être chorège était un honneur et on s’en vantait facilement. En cas de victoire, il offrait un banquet somptueux, mais surtout, il était couronné en plein théâtre en même temps que le poète, dont il partageait la gloire. D’ailleurs son nom figurait aussi dans la liste des vainqueurs. En 472, dans Les Perses d’Eschyle, Périclès fut le chorège d’Eschyle. Quant aux musiciens, poètes, acteurs, c’est l’état qui les rétribuait.
L’organisation
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Les premières représentations de tragédies eurent lieu sur l’Agora d’Athènes, c’est-à-dire le lieu de rencontre des citoyens. Au Vème s, le théâtre avait lieu en plein air. Sa structure spatiale correspond à celle du schéma suivant :
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Le theatron, signifiant " lieu d’où l’on regarde " était la partie réservée au public. Il était formé de gradins de bois et de pierre étagés sur les pentes de la colline, d’escaliers et de passages transversaux. Malheureusement, ce qu’il en reste à l’heure actuelle n’est pas vraiment représentatif de l’ampleur que prenait les spectacles puisque la pierre utilisée a souvent été reprise pour les constructions médiévales.
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L’orchestra, au milieu, regroupait les acteurs et les choreutes (personnes formant le chœur). C’était une aire circulaire en terre battue au centre de laquelle se trouvait l’autel de Dionysos.
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Derrière l’orchestra se trouvait la skénè : au départ, c’est une baraque en bois où les acteurs peuvent se changer. Plus tard, elle fera partie intégrante de l’action et sera même un élément du décor. Cependant, contrairement à notre théâtre contemporain, le théâtre grec ne fait preuve d’aucune recherche de réalisme. Le décor est simple et schématique : c’est au spectateur qu’il revient d’imaginer ce qu’il ne voit pas mais que la tragédie décrit.
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De part et d’autre de la skénè, deux parodos permettaient d’accéder à la fois au theatron et à l’orchestra. C’était des sortes de rampes d’accès. Celle située à droite était orientée en direction du Pirée et de l’Agora, correspondant au port et à la place publique. L’entrée par la gauche désignait quant à elle la campagne. Il est donc important de voir que la skénè peut symboliser un lieu de rencontre géographique dans la tragédie : par exemple les acteurs venant de la droite représentent des personnages de la cité tandis que ceux venant de la gauche viennent de l’étranger et peuvent être par exemple des ennemis. Mais cette rencontre est multiple, puisqu’elle se fait aussi entre les acteurs et le public.
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Le chœur et les personnages :
Toute tragédie grecque est une alternance entre des parties chantées et des parties parlées. Les premières sont prises en charge par l’ensemble des choreutes. Tout en chantant et accompagnés par le son de l’aulos (sorte de flûte), ils dansaient. C’étaient des citoyens qui représentaient la cité au théâtre, mais qui n’avaient pas besoin d’être doués en chant. Ces parties chantées qui peuvent nous paraître étranges parce qu’inhabituelles tenaient alors une place très importante. Elles étaient d’ailleurs mises en valeur par le contraste établi entre un personnage souvent seul, face au chœur constituant son interlocuteur. En effet le chœur ne se mêlait pas aux autres personnages : après son entrée solennelle, il restait dans l’orchestra. De plus, le chœur, véritable personnage, survit à toutes les situations. Cette importance du chœur se voit dans les titres des pièces, comme par exemple Les Suppliantes ou Les Perses, qui désigne le groupe formé par les choreutes.
En ce qui concerne l’action, le chœur commentait les événements en émettant une morale traditionnelle, mais pouvait aussi donner des conseils ou blâmer le héros. Il intervenait souvent dans l’action : c’était en fait un intermédiaire entre les spectateurs et le héros, mais aussi entre les personnages eux-mêmes. En fait, ils ont aussi le rôle d’éclaircir le sens de la pièce, en commentant l’intervention d’un personnage ou en donnant des indications scéniques. Ils annoncent aussi l’arrivée des personnages. Leur rôle est donc multiple.
Les acteurs portaient un costume et un masque, dont on voit ici un exemple, même si ce n’est pas un masque de tragédie, mais de comédie. Ce dernier, en cachant le visage, permettait les changements de rôle ainsi que l’identification rapide des personnages. Le costume était constitué d’une robe à manches longues, qui descendait jusqu’aux pieds et était richement brodée et décorée. Les acteurs portaient des sandales ( à ne pas confondre avec les cothurnes, ces chaussures à hautes semelles destinées à grandir les acteurs, mais qui n’existaient pas au cinquième siècle).
Le contenu
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Certaines situations se retrouvent dans la plupart des tragédies. Ce sont ce que l’on appelle des " scènes typiques ", qui sont au nombre de trois :
- la supplication : elle consiste en une prière adressée à une divinité ou d’une personne à une autre. Elle peut ne constituer qu’un élément d’une tragédie ou en être l’intrigue.
- la reconnaissance : ce type de scène a été définie par Aristote dans sa Poétique : c’est, selon lui, " le renversement qui fait passer de l’ignorance à la connaissance, révélant l’alliance ou l’hostilité entre ceux qui sont désignés pour le bonheur ou le malheur ". C’est donc en quelque sorte un revirement de situation où la révélation- coup de théâtre concerne l’identité d’un personnage.
- le récit de messager : le messager est un lien entre le monde extérieur et le monde où a lieu la tragédie. Il fait un récit de ce qu’il a vu et ce qu’il dit a valeur de vérité. Sa parole a une dimension épique, de part l’exagération, l’emploi de métaphores et d’antithèses : son intervention est un moment fort de le pièce.
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Les sujets des tragédies sont pour l’essentiel issues de quatre grands cycles légendaires :
- La guerre de Troie
- Les Atrides
- Le cycle thébain
- Le mythe d’Héraclès
Mais on pourrait aussi y ajouter le cycle des Danaïdes, pour Eschyle, ou encore celui de Prométhée et des Argonautes. Le résumé des différents cycles serait trop long à résumer mais pour de plus amples informations, on pourra se reporter à la bibliographie.
Les auteurs
Il y a trois grands auteurs tragiques au cinquième siècle : il s’agit d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide. Plutôt que de dresser une biographie, nous allons indiquer les principales caractéristiques de leurs œuvres.
ESCHYLE
- Les pièces d’Eschyle sont marquées par la présence constante des dieux. Ce sont d’eux que dépendent la vie des hommes : c’est le fatum antique, ou le destin auquel nul mortel ne peut échapper, jouet de la volonté divine ; dès lors, la grandeur et la majesté imprègnent les tragédies d’Eschyle.
- De plus, on parle souvent à propos d’Eschyle de " trilogies liées " : une trilogie est un ensemble de trois tragédies. Elle est dite " liée " lorsqueles trois tragédies portent sur un même thème. Cela s’explique par le fait que les personnages du tragique grec s’inscrivent dans toute une histoire familiale.
- Ce que montre Eschyle, dès lors, c’est le destin d’une famille du même sang et son évolution progressive vers un ordre. Par contre, l’action reste en général plutôt statique.
SOPHOCLE
- Chez Sophocle, tout d’abord, les dialogues ont une grande importance : c’est d’ailleurs avec eux que l’auteur commence un grand nombre de ses tragédies. Ceci est lié au fait que le personnage tragique se construit en différence ou en opposition par rapport à ses interlocuteurs : il est une figure d’exception.
- S’ensuit donc une autre caractéristique : la solitude du héros tragique, isolé dans un univers hostile. Son personnage suffit à concentrer tout le tragique de la pièce. Ce dernier est renforcé par la force de caractère du héros, qui n’est orienté que vers la réalisation de son entreprise.
- Découle enfin de cette solitude le fait que le héros reste sans pouvoir agir face aux événements qu’il subit dès lors malgré lui. Les dieux ne sont pas compris des personnages ;
- Contrairement à Eschyle, Sophocle ne construit pas de tragédie liée : l’histoire tragique du héros ne s’inscrit pas dans celle d’une lignée, dans la mesure où ce dernier n’est responsable que de lui-même.
EURIPIDE
- Son œuvre se caractérise par son innovation : les comportements humains et les situations sont représentés avec plus de réalisme.
- De fait, les personnages abandonnent la grandeur qui les caractérisait chez Eschyle : ce sont des êtres humains avec leurs faiblesses, leurs peurs, leurs lâchetés, en dépit de leur haut rang.
- Les dieux s’éloignent de l’univers des humains car ils ne sont plus un appui. Eux-mêmes connaissent des rivalités et des disputes, et leur image se rapproche de celle des hommes.
- Enfin, une véritable intrigue est créée. Elle supporte désormais toute l’action de la pièce.
Voici un tableau récapitulatif des œuvres célèbres des trois auteurs, classées en fonction des quatre principaux cycles légendaires:
| GUERRE DE TROIE
| LES ATRIDES
| CYCLE THEBAIN
| HERACLES
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ESCHYLE
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| L'Orestie: Agamemnon
Les Choéphores
Les Euménides
| Les Sept contre Thèbes
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| SOPHOCLE
| Ajax
Philoctète
| Electre
| Œdipe roi
Œdipe à Colonne
Antigone
| Les Trachiniennes
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EURIPIDE
| Les Troyennes
Hécube
Andromaque
Hélène
Rhésos
| Electre
Iphigénie en Tauride
Iphigénie à Aulis
Oreste
| Les Phéniciennes
Les Suppliantes
Les Bacchantes
| Alceste
Héraclès furieux
Les Héraclides
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La tragédie grecque a marqué le théâtre jusqu’à nos jours, où certains auteurs reprennent encore la structure du chœur, comme Genet, ou l’usage du tragique pour l’appliquer à leurs personnages. Cependant, pour bien comprendre son fonctionnement, il est important de le remettre dans son contexte politique et religieux : le théâtre athénien est un acte civique très important dans la vie des citoyens, comme le révèlent de nombreux vases où sont peintes des représentations. Enfin, c’est dans ce contexte que naît la notion de tragique : la fatalité à laquelle est soumise le personnage le pousse à accomplir un défi et à se surpasser. C’est ce qui lui donne sa condition de héros. Et si le tragique subira une longue évolution, c’est très souvent par rapport à ses origines grecques qu’il se définit. Il faut donc voir dans le théâtre antique un grand moment fondateur de notre littérature.
Bibliographie
Christophe Cusset, La tragédie grecque. Seuil, 1997
Pierre Grimal, Le théâtre antique, Que sais-je, PUF, 1991
J. de Romilly, La Tragédie grecque, Paris, 1970
P.Demont, A.Lebeau, Introduction au théâtre grec antique, Le Livre de Poche, 1996
Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, Nathan, 1997
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